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Drosten, Raoult, Pasteur, Koch !

Didier Raoult

 Article publié par Libération :Paris et Berlin cultivent leurs différences jusque dans l’organisation de la controverse scientifique. Les polémiques en France autour de la personnalité du professeur Raoult contrastent avec la convergence outre-Rhin entre l’Etat et les experts.

Tribune. La comparaison entre la France et l’Allemagne sur la gestion de l’épidémie de Covid-19 tourne à l’avantage de l’outre Rhin : davantage de tests de dépistage et de lits de réanimation, moins de morts dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Alors que le président de la République française a déclaré «nous sommes en guerre» le 12 mars, son homologue allemand a refusé le langage militaire et offert un bel exemple de solidarité en accueillant les patients alsaciens dans des hôpitaux allemands. On ne saurait cependant expliquer cette différence de gestion du Covid par des caractères culturels intemporels, la discipline allemande contre la bravacherie française, mais plutôt par des variations dans l’organisation du débat dans l’espace public de chaque côté du Rhin.

 

 

 

 

Le contraste entre la France et l’Allemagne s’éclaire en effet à partir de la relation entre l’Etat, les experts et la société civile dans les deux pays. Alors que les institutions de recherche françaises ont peu soutenu les travaux scientifiques de spécialistes des coronavirus, comme Bruno Canard ou Hubert Laude, le débat public tourne autour de la figure controversée de Didier Raoult, connu pour ses travaux sur les virus complexes à l’Institut hospitalo-universitaire à Marseille et ses expérimentations sur le traitement du paludisme par l’hydroxychloroquine au Sénégal. Lorsque Didier Raoult annonce le 25 février sur la base de publications chinoises, que l’hydroxychloroquine permet de soigner le Covid-19 et que cette nouvelle maladie est sans gravité, il suscite de la curiosité et de l’espoir. Lorsqu’il annonce le 16 mars dans une vidéo sur Youtube que quelques patients traités à Marseille avec de l’hydroxychloroquine ont vu leur charge virale en Sars-CoV2 diminuer, il oppose son intuition aux longues méthodologies des procédures d’étude clinique.

 

Réputation sulfureuse

 

Outre-Rhin, la situation est tout à fait différente. Le virologue allemand Christian Drosten est devenu une référence en son pays. Directeur du département de virologie de l’hôpital universitaire de la Charité à Berlin, après avoir longtemps dirigé l’Institut de virologie de Bonn, Drosten fut un des co-découvreurs du coronavirus du Sras en 2003, alors qu’il n’avait que 31 ans, et a conçu le premier test de diagnostic du Sras, qu’il a mis à disposition du public. Il a depuis constitué une équipe de virologues qui collectent des échantillons de chauve-souris pour suivre les mutations globales des coronavirus, en lien avec des associations d’amateurs de chiroptères. Ses podcasts sur les différents aspects de la pandémie de Covid-19 sont parmi les plus écoutés en Allemagne, et il conseille le ministre de la Santé, Jens Spahn, au Bundestag.

 

Le contraste entre Drosten et Raoult inverse la rivalité entre Robert Koch et Louis Pasteur à la fin du XIXe siècle. Koch était médecin dans une petite ville de la région de Hanovre lorsqu’il démontra le mode de transmission de l’anthrax par des spores en 1876. Cette découverte stimula Pasteur dans la mise au point de la vaccination contre l’anthrax. Koch avait une réputation aussi sulfureuse que celle de Raoult aujourd’hui, car il a divorcé pour partir en Orient avec sa jeune épouse à la poursuite du choléra, alors que Pasteur est mort sacralisé à la fois par la République et par l’Eglise pour ses travaux sur la rage.

 

Cette brève histoire de la virologie pourrait réduire la recherche scientifique à des querelles entre hommes dominants pour imposer la science au reste du monde. Mais le contraste entre Raoult et Drosten des deux côtés du Rhin oppose plutôt deux façons de prendre la parole en public : l’arrogance du savant qui parle plus fort que les autres et l’humilité de celui qui reconnaît ses limites. Ce sont deux formes alternatives du travail critique dans l’espace public, tel que l’a théorisé le philosophe allemand Jürgen Habermas : la mise en relation des personnes privées pour discuter de questions d’intérêt commun.

 

Usage de la raison

 

Selon Habermas, qui a publié en 1960 sa thèse de philosophie sur le concept d’espace public, les institutions démocratiques favorisent une participation de tous les citoyens à la rationalité développée par l’activité scientifique. La critique philosophique consiste selon lui à décrire et limiter les obstacles à cette participation, de façon à passer de la «minorité» à la «majorité» dans l’usage de la raison. Lorsque le philosophe allemand souligne dans un entretien publié le 10 avril dans le Monde que la pandémie oblige à «agir dans le savoir explicite de notre non-savoir», il pense sans doute au virologue Christian Drosten.

 

Le sociologue Dominique Linhardt, qui a comparé les formes de l’espace public et de l’état d’urgence en Allemagne et en France, écrit dans le Carnet de l’EHESS : «L’originalité de la controverse à propos du traitement promu par Didier Raoult pour combattre l’épidémie de Covid-19 réside dans le fait qu’il est trop tard pour attendre que la découverte soit justifiée. L’urgence conduit alors à la politisation de la décision de se fier ou non aux intuitions du savant marseillais et de ses équipes.»

 

L’analogie entre Drosten et Raoult comme deux stars médiatiques en France et en Allemagne fait ainsi réfléchir aux formes qu’a pris l’idéal des Lumières des deux côtés du Rhin. Comme l’a montré l’historien Antoine Lilti, cet idéal républicain entre en tension avec les formes de la célébrité, car celles-ci introduisent des logiques de domination spécifiquement modernes : des experts scientifiques sur le public supposé ignorant, des hommes sur les femmes, de l’Europe sur le reste du monde.

 

Alors que la centralisation de l’espace public en France fait balancer l’opinion entre les élites parisiennes respectueuses des règles et le savant marseillais qui les transgresse, dans un moment d’urgence marqué par l’extension de l’épidémie et l’absence de traitement, l’espace fédéral allemand permet un débat plus apaisé autour d’une épidémie sous contrôle, dont il faut anticiper avec humilité les développements futurs.

 

Frédéric Keck est l’auteur d’Un monde grippé (Flammarion, 2010) et publiera en avril les Sentinelles des pandémies (éd. Zones sensibles).

 Louis Pasteur (Wikipédia)

Robert Koch (Wikipédia)

 

Guy CHambefort