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Refaire France Bernard Cazeneuve

 

 

 

 

Refaire France

 

La mort tragique du jeune Nahel fut le prétexte, pour plusieurs milliers d’émeutiers, à la destruction et au pillage d’équipements publics ou de biens privés. On a vu des élus pris à partie, parfois jusqu’à leurs domiciles. Les Français, déconcertés, en ont éprouvé de la peine et une immense colère. A la fois lucides et inquiets, ils cherchent désormais à conjurer la réédition d’un tel embrasement. Rarement l’avenir n’aura autant dépendu de notre capacité collective à refaire nation.

 

A l’heure où les victimes des violences évaluent les pertes matérielles et où chacun tente de surmonter le choc, le temps de la reconstruction est venu. La loi d’urgence y pourvoira. Tout ne sera d’ailleurs pas immédiatement réparable, qu’il s’agisse des bâtiments publics ou de la voix abîmée de la France à l’international, tant les images de désolation diffusées sur les télévisions et les réseaux sociaux ont montré d’elle un visage que le monde ne lui connaissait pas. 

 

Mais nous devons surtout nous atteler à une tout autre reconstruction, celle des cœurs républicains et des âmes civiques, c’est-à-dire de l’unité nationale et du contrat social. Car c’est bien ce ciment-là qui a été attaqué. Les récents évènements ont en effet mis à jour la lente désagrégation de la Nation, au terme de trop nombreux renoncements et ajournements, en dépit de décennies d’action nationale et locale, publique et privée, en faveur de la politique de la ville et de la redistribution sous forme de transferts sociaux, mais aussi d’investissements. Si ceux-ci devront être complétés et consolidés, il est des défis humains et moraux, dont la solution ne relèvera pas du « quoi qu’il en coûte ». 

 

L’ampleur du séisme exige d’abord une vision. Or voici que s’expriment surtout des réflexes. La mise en cause par l’extrême droite et la droite qui lui est désormais accolée, des jeunes, des familles, des banlieues et des étrangers, sans autre forme de nuance, est aussi confuse que dangereuse, comme l’est l’opposition réactivée entre Français « de souche » et « de papiers ». Le relativisme est un autre réflexe, celui de l’extrême gauche, qui voit dans l’émeutier un révolté et dans la culture de la violence – rebaptisée « conflictualité » – le romantisme de la révolution. Si le rejet de la sociologie en vogue chez les conservateurs est compulsif, la justification sociale donnée par La France insoumise et l’ultragauche aux délits accomplis par des délinquants révérant l’argent, le virilisme et la mise en scène numérique de soi, est une faute politique et morale. Il faut par ailleurs vouloir plus d’affrontements encore, pour affirmer que « la police tue », comme si elle disposait d’instructions de sa hiérarchie légitimant des comportements hautement répréhensibles, alors même qu’un policier est mis en examen et placé en détention provisoire pour avoir enfreint la loi, ou encore pour prétendre que les forces de l’ordre disposeraient d’un « permis de tuer ». En convoquant ainsi la détestation de la police, là où l’esprit de responsabilité devrait s’imposer, on minore l’importance des vrais enjeux, au premier rang desquels figurent la formation et l’encadrement des policiers. 

 

Dans les temps troublés, il faut une espérance. La reconstruction d’un ciment républicain en est une, à condition de conjuguer autorité, égalité et dignité.

 

De l’État, les Français attendent qu’il rétablisse l’autorité, celle de la loi républicaine qui garantit la sécurité des personnes, la sûreté des déplacements et la protection des biens. Lors des émeutes, policiers et gendarmes ont été exemplaires, comme le furent les juridictions et les personnels de justice, face au flot des interpellations et au défi des comparutions immédiates. Renforcer les moyens de la chaîne pénale et l’attractivité de ses métiers est une impérieuse nécessité, tout comme le déploiement de la vidéoprotection, le rétablissement d’une police de proximité pour que ses agents soient intégrés à la vie des quartiers. Rien ne se fera d’utile sans le renforcement des parquets, afin d’éradiquer les trafics et les marchands de sommeil, sans des centres éducatifs renforcés pour la réinsertion des mineurs délinquants. Mais l’enjeu principal réside pour l’État dans la certitude de l’effectivité des peines prononcées par la justice, notamment des peines de prison fermes avec incarcérations immédiates, en cas d’atteinte aux représentants de l’autorité ou de violence sur les individus. Il ne peut y avoir d’autorité, là où dominerait l’impunité.

 

En République, le régalien va de pair avec la justice, aussi l’égalité doit-elle demeurer une exigence. Près de six millions de nos compatriotes vivent dans les 1 200 quartiers de la politique de la ville (QPV). Or, trop de partis politiques s’adressent à eux, soit en les accablant d’anathèmes, soit en les considérant comme des clientèles électorales à conquérir ou à conserver. Les habitants des quartiers supposés prioritaires vivent une réalité que les élus locaux rappellent inlassablement, par-delà leurs attaches partisanes : un taux de chômage près de trois fois supérieur à celui des autres quartiers des unités urbaines, un retard scolaire des élèves deux fois plus fréquent, une espérance de vie plus faible que la moyenne nationale. 

 

Le défi et le devoir de la nation résident d’abord dans l’éducation. Décrochage, mauvaise orientation, attraction pour l’économie souterraine et ses revenus : ce qui lie les jeunes hommes interpellés lors des émeutes est d’avoir cessé l’école trop tôt. Les chantiers ne manquent pas pour permettre l’accès des jeunes enfants aux crèches, le dédoublement des classes maternelles dans les établissements d’éducation prioritaire, mais aussi la découverte de l’entreprise pour les plus âgés, en passant par l’accès à la culture et au sport, dans le cadre des activités périscolaires, le développement de l’aide aux devoirs, l’accès aux voyages scolaires ou à la découverte de son propre pays par ceux qui subissent l’enfermement territorial. L’éducation, c’est aussi le soutien à la parentalité par l’écoute, le conseil, la responsabilisation, l’apprentissage de la langue française et des outils numériques. Cette approche sera toujours plus efficace et juste que la suppression des allocations d’une famille, quand l’un des siens a fauté. 

 

L’autre levier de l’égalité, c’est le travail, sa valeur et son utilité. Donner plus d’opportunités professionnelles aux habitants des quartiers populaires – comme des zones rurales – passe tout à la fois par la présence de Pôle emploi et des missions locales dans les quartiers, des clauses d’insertion dans la commande publique, le soutien à l’apprentissage et aux réseaux locaux d’entreprises pour des offres d’emploi en proximité, mais aussi par le recours au « testing » afin de prévenir et sanctionner les discriminations à l’embauche. Encore faut-il, pour se rendre au travail ou en chercher un, être mobile, disposer de transports collectifs efficients et sûrs, aux passages réguliers et aux horaires de fonctionnement de service adaptés aux travailleurs, notamment aux femmes salariées, qui partent tôt ou rentrent tard. Le travail est une réponse à la paupérisation qui frappe les banlieues notamment les familles monoparentales, dont un tiers vivent sous le seuil de pauvreté. La politique de peuplement en est une autre : le droit au logement doit viser réellement la mixité et non reproduire, en l’aggravant – comme cela est trop souvent le cas – la pauvreté et le ghetto dans un immeuble ou un quartier. 

 

Reste une évidence : la reconstruction d’une cohésion nationale ne peut relever exclusivement de l’économie, de l’urbanisme et des services publics. Nos sociétés techniques et matérialistes l’ont oublié, mais toutes les questions ne trouvent pas leur résolution dans des « dispositifs » et « des moyens ». De même, la cohésion nationale ne se construit que dans les liens entretenus à une histoire, à des valeurs, à une culture, à un art de vivre, à un patrimoine, bref à une continuité qui se nomme la France et qui suppose d’en être fier. La grandeur du projet républicain est de nous permettre d’être égaux en étant différents. L’égalité ? Elle suppose l’attachement à des principes communs, dont l’État de droit, la laïcité et le respect des institutions, de leurs symboles et de leurs représentants. La diversité ? Elle reste pour une bonne part à reconnaître et à valoriser pour ce qu’elle est : pas seulement une donnée, mais une richesse et une chance. Des vagues successives d’immigration ont forgé notre nation, contribué à son développement et à son rayonnement. Nos livres d’histoire et les rues de nos communes doivent en porter témoignage. Comme les représentations au sein des lieux de pouvoir – politique, économique, médiatique, administratif. Dans un rapport que le président de la République lui avait commandé, Jean-Louis Borloo avait proposé en 2018 la création d’une « Académie des leaders », en vue de démocratiser la haute fonction publique. C’est une proposition. Il y a en bien d’autres, formulées par de multiples travaux, qu’il serait heureux de concrétiser pour refaire nation et combattre le danger qui menace notre pays : l’enfermement communautaire et le ressentiment identitaire. 

Il n’y a pas d’inéluctabilité de la violence. N’existe que le renoncement à la combattre vraiment, en rappelant inlassablement ce que nous sommes comme Nation. Car c’est bien la passion et l’amour de la France qui constituent le meilleur antidote à la haine qui monte.

 

Bernard Cazeneuve